Laurent DENIS, auteur de Terre de Brumes, nous a proposé un extrait de son conte


 
La main du Faber

Une histoire pour un forgeron qui en porte le nom. Ne te lève jamais la nuit, forgeron, si la masse te démange, et n'en dit rien aux diseurs de paroles, qui tentent de forger les mots..

Voici l’histoire du Faber, maître forgeron, renommé. Son âme était droite, son coup sûr, et jamais nul ne le vit fausser un fer.

Un bel hiver, à l’orée du jour, alors que le gel glaçait la forge, une voix vint qui le tourmenta. Sitôt debout, rallumant les feux, le forgeron saisit son marteau et ses pinces. Comme une musique le dérangeait, d’étranges démons, comme de trop petites mains fébriles, qui s’agrippaient à ses jambes, grouillaient à ses pieds, envahissaient la forge et poussaient les feux.

A peine avait-il empoigné son marteau qu’une danse étrange saisit sa main. A ses côtés, la forge rougeoyait, ronflait, brûlait comme feu d’enfer.

Au risque de fausser le fer, la main battait, battait le fer. Sous sa main, le fer serpentait, se tordait, ondoyait.

La main à la forge, le fer dansait. Une gigue l’emmenait, l’entraînait, l’oubliait.

Sans cesse plus vite, le fer l’emportait. Comme une plainte sourde avait jailli de la forge, alors que le fer prenait tournure.

Le vent de janvier se glissa dans la forge. Et le forgeron pleura.

A la surface d’un étang profond glisse une barque où deux amants hésitent encore. Le diable est à l’œuvre ; hâte-toi, forgeron ! Sous une croix deux enfants innocents encore se rencontrent. L’Homme Noir est en affaire, hâte-toi, forgeron ! Une belle s’attarde sur un rivage tandis que son galant languit dans son sommeil. Lucifer est en route, hâte-toi ; forgeron !

Un air de viole résonna dans la forge.

Mais sous sa main le fer dansait, se dérobait, se défaussait, fuyait.

Sous sa main le fer se plia, se replia, s’ajusta. Dans la nuit de la forge, au coin du bois empilé, un regard de braise brûlait, impatient.

Alors, empoignant la cognée, le forgeron trancha net la main qui tenait la pince. Et la masse sous ses yeux poursuivit son œuvre, ajustant le fer. Dans sa main tranchée, la pince tenait le fer. Sous cette main, le fer se déchirait, s’ouvrait, se pinçait, souffrait, prenait enfin forme de fer.

Dans la nuit de la forge, au coin du tas de bois, un souffle rauque, une main velue comptait les écus sonnants. Un bruit, une forme noire, le forgeron prit la râpe et para les pieds. Un clou, puis l’autre. Le fer est mis et sitôt la tournure faite.

Sabots fourchus, robe de nuit, corne de diable et crinière aux quatre vents, traînée de noir dans une nuit plus sombre encore. Le Grand Cornu, satisfait de sa cavale ferrée, s’en alla à ses affaires. Le forgeron en pleurs jeta le bras tranché dans la braise.

Que vaut forgeron manchot ? Ce soir là, le malin avait déferré et jamais maître Faber ne forgea plus.

Terre de Brumes


 

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